Inuart abattit son épée en un dernier geste impétueux, mais Caim le dévia facilement. Quatre ans différenciaient les deux jeunes amis. Caim approchait à grands pas de ses dix-huit ans tandis qu'Inuart venait d'en avoir quatorze. Ainsi, il y avait un énorme gouffre entre eux, tant par leur gabarit que leur force respective. Caim possédait également un talent hors du commun pour le maniement des armes. De ce fait, Inuart était dans l'impossibilité de le vaincre. Hors d'haleine, il lorgna Furiae du coin de l'œil. La petite sœur de Caim observait leur combat depuis le fond du jardin.
La voix de son père résonna alors en écho dans l'esprit d'Inuart:
Telle avait été la nouvelle que son père, Ibris, lui avait annoncée ce matin avant qu'il ne rejoigne Caim. L'entente entre Ibris et le roi Gaap était peu commune pour un roi et son vassal. On pouvait y voir une profonde amitié. Ainsi, Inuart avait pu grandir auprès de Caim et Furiae comme s'ils étaient de la même famille. Malgré cela, le fait que le huitième roi de la lignée de Caerleon consente à donner la main de sa fille au fils d'Ibris restait pour le moins surprenant... il ne saurait y avoir plus grand honneur. Ibris en rayonnait de joie.
Pendant sa séance d'entrainement avec Caim, les doutes d'Inuart troublaient sa concentration, ouvrant sa garde à de nombreuses reprises. Les tremblements de son adversaire n'échappèrent pas au regard perçant du prince et en l'espace d'un instant, l'épée de Caim s'arrêtait sous la gorge d'Inuart. Hébété, Inuart eut un mouvement de recul et ses mains gantées se heurtèrent à la garde de son adversaire. Bien que léger, le choc de l'impact lui fit perdre son arme. Sidéré, il la contempla, plantée dans le sol. Il avait supplié son père de lui offrir cette épée.
Furiae, tout aussi inquiète, accourait pour les rejoindre. Les ignorant tous les deux, Inuart retira sa lame du sol et quitta précipitamment le jardin, comme désireux de fuir cette situation. Néanmoins, il s'estimait heureux que leur maître d'arme, le Roi Gaap, était en visite dans un pays voisin. Ce dernier n'avait au moins pas été le témoin de cette défaite.
Après avoir regagné sa demeure familiale, Inuart congédia tous les domestiques afin d'être seul. Tenant compte du bruit lointain de leurs pas, il retira ses vêtements. Une douce brise se faufilait par la fenêtre et caressa sa peau nue. Les rayons du soleil adoucissaient la pénombre de la pièce. Au-dehors, des oiseaux piaillaient dans les arbres. Tout en les écoutant chanter, Inuart commença à scruter son corps de haut en bas.
Il fit claquer sa langue en pensant aux cheveux de Caim. Noirs et soyeux. Même lorsqu'il transpirait durant l'entrainement, ses cheveux restaient toujours impeccables.
Désirant obtenir un teint moins pâle, Inuart tenta de prendre des bains de soleil, comme Caim le faisait souvent. Mais l'entreprise se solda par des brûlures de peau. Après avoir pelé, elle était restée aussi blanche qu'avant.
Il pensa au corps de Caim, mince et parfaitement sculpté. Il sentit la jalousie lui pincer le cœur.
Inuart détestait son corps, qui n'était finalement pas si différent de celui d'une fille plus jeune d'une année que lui!
Caim et Furiae avaient tenté de le rassurer en lui disant qu'il sera devenu adulte avant la fin de l'été. Inuart considéra que ces mots prouvaient qu'il n'était encore qu'un enfant à leurs yeux.
Il pensa cela en touchant sa gorge. Son regard descendit jusqu'à une partie plus basse de son anatomie. De toutes les gênes qu'il éprouvait à propos de son corps, celle-ci était certainement la pire: l'attribut le plus manifeste d'un homme n'était encore chez lui celui d'un jeune garçon.
Inuart cracha ces mots à lui-même avant de renfiler des vêtements. Habillé, il s'approcha du secrétaire et y prit une petite fiole remplie d'un liquide ambré, qu'il avait cachée dans un tiroir. Levant la bouteille dans la lumière, il inspecta l'aspect du liquide avant de retirer le bouchon et d'en sentir l'odeur. Prenant une grande inspiration, il la vida d'une traite, avant de se mettre à tousser furieusement. Il s'empara d'une cruche d'argent tout en toussant et bu directement au pichet, déversant de l'eau sur son visage et dans son cou.
Il se mordit les lèvres, les yeux et le nez tout dégoulinants.
Tout en gloussant, Inuart sortit un morceau de parchemin et le posa sur le plan de travail du secrétaire. Après avoir préparé de l'encre et une plume, il se concentra sur la page vierge. Le visage empourpré, il se pencha en avant et se mit à griffonner frénétiquement. De l'encre gicla sur son visage et ses vêtements mais il ne s'en soucia aucunement.
Ce même soir, sur les coups de minuit, Inuart se réveilla sous la douleur d'une intense nausée. En se redressant, il vomit son dernier repas.
Sa voix était tendue et sa vision trouble. Ses doigts engourdis étaient plus froids que la glace. Des frissons lui parcouraient tout son corps. Bien qu'il ait déjà tout rendu, il continuait à vomir des flots de bile jaunâtres. Paniqué, le premier domestique à le trouver dans cet état crut qu'il avait été empoisonné. Le père d'Inuart arriva en trombes dans la pièce. Ignorant l'odeur âcre du vomi, il se pencha sur son fils et l'aida avec précaution à sortir du lit pour l'asseoir sur le sol, tout en ordonnant au domestique de changer les draps souillés.
Inuart rétorqua ceci faiblement, recroquevillé sur lui-même, posant sa tête douloureuse sur ses genoux. Les mines inquiètes des domestiques, ainsi que celles du médecin familial et de son père aggravaient ses vertiges.
Aussitôt eut-il avoué qu'un domestique découvrit le flacon posé sur le secrétaire. Un reste du liquide ambré demeurait encore au fond. Le médecin lui prit le flacon des mains.
Le médecin l'avait réprimandé comme s'il s'était adressé à un parfait idiot. Il commença ensuite à lire à haute voix l'étiquette de la bouteille.
Les domestiques s'échangèrent des murmures rieurs et méprisables. Le teint d'Inuart vira au rouge vif. Se souvenant qu'il s'était déguisé à l'aide d'une fausse barde et d'un imposant chapeau pour pouvoir s'infiltrer dans la boutique de Jan, il se considéra lui-même comme un imbécile. Finalement c'était vrai, il n'était qu'un enfant, un enfant qui ne savait rien du monde. Voyant son fils avachi, Ibris ordonna à tous les domestiques de quitter la chambre. Après les avoir remerciés pour leur aide avec quelques pièces d'or en échange de leur silence.
Ibris retourna auprès de son fils, les bras croisés et avec une expression ferme sur son visage.
Après avoir embarrassé son père tout comme lui-même, Inuart s'était attendu à être sévèrement réprimandé. Cependant, son père lui avait parlé avec une telle compréhension qu'il en fut désarçonné. S'agenouillant près de lui, Ibris lui tapota le dos:
Ibris contempla la colère de son fils d'un œil irrité. Soudain, il eut une idée.
Il quitta la chambre et revint un instant plus tard avec un étrange instrument. Avant qu'Inuart n'ait le temps de lui demander ce que c'était, Ibris avait placé l'objet entre ses mains.
Incrédule, Inuart peinait à y croire mais son père acquiesça:
Ibris pinça une corde de l'instrument. Un son délicat et mélodieux retentit et Inuart ouvrit de grands yeux. À l'instant d'après, il faisait lui-même courir ses doigts sur les cordes.
Constatant le regard vivace de son fils, Ibris sourit avec satisfaction.
Le visage d'Inuart vira au bleu écarlate, mais Ibris se contenta de lui tendre un livre qui contenait l'enseignement des différentes méthodes pour jouer.
La voix d'Inuart s'éteignit alors qu'il fixait l'instrument.
Alors qu'il allait quitter la pièce, Ibris s'arrêta devant la porte. Il jeta un regard par-dessus son épaule qui était neutre, sans compassion ni colère.
Voyant son fils balbutier, Ibris sourit de façon magnanime:
Inuart n'aurait pas su dire si la conviction sous-jacente à travers ces mots de son père était vraiment juste. Mais il pensa qu'en vertu de son âge, son père possédait bien plus de savoir que lui, que sa conviction avait été obtenue à travers le vécu de bien des expériences. des expériences qui font oublier la douleur de celles qu'on vit lorsqu'on n'a que quatorze ans. Aux oreilles d'Inuart, ces mots à l'allure cavalière sonnèrent avec répulsion.
Son père était parti. Inuart enfonça ses ongles si profondément dans ses paumes que du sang perla. Sa tête semblait sur le point d'exploser, tant les émotions qui s'y mélangeaient étaient violentes.
Inuart venait de comprendre que la meilleure façon pour lui d'exprimer sa colère, serait de le faire à travers le chant.
Avant même qu'Inuart ne le réalisa, le soleil était déjà haut dans le ciel. Il avait été bien trop absorbé par la musique pour sentir la faim ou la fatigue. Il avait chanté pour apaiser la colère de son cœur et au fil de sa pratique, il avait senti la tension quitter son corps. Il avait à peine survolé le livre d'instructions, qu'il maîtrisait déjà sa harpe à la perfection. Il avait su mémoriser le son que produisaient chaque corde, et il avait compris quels rythmes s'accordaient entre eux. Tout lui était venu de façon naturellement stupéfiante. Ceci était totalement différent de son apprentissage laborieux à l'escrime, des notions de stratégie, ou de l'équitation. En dépit de tous ses efforts pour y parvenir, Caim avait des prédispositions naturelles pour tout réussir mieux que lui, le laissant dans l'amertume. Mais pour le chant, c'était tout l'inverse. Pour la première fois de sa vie, Inuart éprouvait un sentiment de supériorité et cette fierté l'excita.
Soudain, le bruit de quelqu'un qui frappe à la porte retentit. Inuart s'arrêta net et leva les yeux pour découvrir l'identité de son mystérieux spectateur. Dans ses mains, cette personne tenait un bouquet de fleurs fraiches dont le parfum capiteux lui chatouillait les narines.
Elle baissa timidement les yeux sur son bouquet de fleurs. Ses cheveux bruns et soyeux -si semblables à ceux de Caim- ruisselèrent sur son visage et dans son cou.
Inuart avait tendance à toujours l'oublier, mais Caim était le prince et il portait sur ses épaules un lourd fardeau. C'était grâce à la nature généreuse du roi Gaap que les trois enfants avaient grandi ensemble, mais en vérité Caim et Furiae étaient d'un tout autre rang.
Il se gratta la tête, embarrassé, les joues écarlates. Furiae secoua la tête, rougissant tout comme lui.
Entendre un tel compliment venir de Furiae l'affecta. Parmi celles qu'il avait chantées, plusieurs de ses chansons racontaient l'ardeur des désirs qu'il nourrissait envers cette innocente jeune fille. Penser qu'elle avait pu les entendre lui donnait l'envie de disparaître sur le champ.
Furiae pencha légèrement la tête, pensive. Puis elle adressa à Inuart un sourire comme elle ne lui en avait encore jamais fait. C'était le sourire d'une femme accomplie, fatal et envoûtant.
Le temps s'arrêta. Inuart et Furiae se fixèrent des yeux. Dans les yeux de Furiae, Inuart pouvait s'y voir refleté, il distinguait ses propres cernes de fatigue. Il réalisa soudainement qu'il était encore en tenue de nuit. À cet instant, il se soucia davantage de son apparence plutôt qu'aux mystérieux mots de Furiae.
Tandis qu'elle regardait Inuart en train d'arranger sa tenue, son l'expression si particulière s'évanouit pour laisser place à son habituel sourire affectueux. L'intensité qui s'était momentanément fait ressentir entre eux disparu en même temps. Furiae tendit à Inuart le bouquet de fleurs qu'elle avait cueilli pour lui.
Inuart s'osa à replonger son regard dans celui de Furiae et il vit à nouveau son reflet. Ses yeux ne brillaient peut-être pas de la même façon que pour Caim, mais il était évident que maintenant le regard qu'elle lui porte avait changé.
Serrant sa harpe, il sourit à Furiae.
Le lendemain dans le jardin, Inuart affrontait Caim une fois de plus. Tandis qu'il parait chacun de ses coups avec agilité, Caim lui lança une remarque:
Haletant, Inuart parvint à repousser la lame de Caim. Le roi Gaap était revenu de son voyage et les observait en retrait. Furiae se tenait à ses côtés, serrant contre elle la harpe d'Inuart, tout en l'encourageant.
Caim avait laissé une ouverture à son flanc gauche. C'était la première fois qu'Inuart pouvait remarquer une faille dans la posture de son adversaire.
Malgré cela, les réflexes de Caim l'emportèrent. D'un revers, il projeta Inuart en arrière qui termina sa course dans l'herbe. En relevant la tête, Inuart vit que Furiae accourait vers lui et que le roi Gaap s'était levé de sa chaise. Caim le regardait d'un air concerné en essuyant la sueur de son front.
Il se rétablit sur ses pieds en un bond.
Reprenant son épée, Inuart fixa Caim avec ardeur.
Poussant un cri d'assaut, Inuart s'élança sur Caim. La lumière du soleil éclata dans la lame de son arme, bien trop grande pour lui.