Le Rouge et le Noir

Source: Grimoire NieR -Project Gestalt & Replicant System-
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Traduction: Nashira
Vérification: Bdouine

Une vie quotidienne gagnée au sacrifice de tout le reste.
Les couleurs mouvantes dans l'ombre, reflètent le courage et la folie.

-1-

Un oiseau pépia non loin. Il fera surement beau aujourd'hui. Tout en ramassant un œuf dans l'herbe humide de la rosée, Nier regarda vers le ciel. C'était le dernier. Les poules ne donnent qu'un œuf par jour, difficile d'en oublier un.


- Tu as terminé?

Le propriétaire des poules avait appelé Nier au moment même où il avait terminé de compter les œufs dans son panier. Nier opina et lui tendit la corbeille.


- Bon travail.

Un à un, l'homme compta les œufs et sourit.


- Ma femme se sent mieux, tu n'as plus à revenir désormais. Merci pour ton aide.

Durant cinq jours, sa femme était restée aliter, souffrante de la fièvre. D'habitude, c'était elle qui ramassait les œufs chaque matin.


- Voici ton salaire comme convenu, mais es-tu certain de ne pas avoir besoin d'argent ou de vivres?

Alors que la femme de cet homme récupérait, Nier se levait avant tout le monde au village pour chercher les œufs à sa place. Tout ce qu'il avait demandé en échange de ce service était un jeune poussin né récemment.


- C'est parfait, Yonah sera contente avec ça.

- Je vois. Bien, choisis-en un dans la corbeille là-bas.

Tous les œufs avaient éclos la veille. Nier n'y connaissait pas grand-chose en poussin, mais il choisit celui qu'il pensa être le plus vif. Le poussin piailla de protestation, probablement ne voulait-il pas être séparé de ses semblables. Nier le tenait au creux de sa main et rentra chez lui au pas de course, prenant bien garde de ne pas l'écraser ou le faire tomber. Le village s'était éveillé rapidement. Il n'avait croisé personne quand il avait quitté la maison plus tôt mais les rues étaient maintenant bondées de monde. Alors qu'il répondait aux salutations, une voix l'appela. Il s'agissait de l'épicière.


- Tu arrives juste au bon moment, Nier, j'ai entendu que Popola t'avait envoyé lui cueillir des herbes aujourd'hui. Pourrais-tu me trouver quelques champignons en même temps?

- D'accord.

Les gens n'aimaient pas s'aventurer en dehors du village. C'était dangereux et pénible. Ils devaient prendre de grandes précautions: il ne fallait pas attiser la colère des bêtes sauvages ou s'approcher des Ombres. Les villageois quittaient l'enceinte du village qu'à la mi-journée, mais ce n'était que pour quelques heures. Le matin comme le soir, ils doivent rester à proximité des villes et des villages...


- Ça te convient si je te paie en citrouilles? J'en ai justement de très belles. Yonah en est friande, non?

- Merci, répondit Nier en continuant sa route.

Tout le monde au village était si gentil. S'il en avait été autrement. il n'aurait pas été surprenant que deux orphelins comme eux meurent dans la nature, même s'ils ont une maison héritée de leurs défunts parents. Traversant la place de la fontaine, Nier pouvait distinguer sa maison. Une petite silhouette se détachait dans l'encadrement d'une fenêtre. C'était Yonah. Elle disparu l'instant d'après, surement consciente du retour imminent de son frère.


- Bienvenue à la maison, grand frère!

Avant même que Nier ne puisse ouvrir la porte, Yonah s'était précipitée à l'extérieur. Elle était toute essoufflée d'avoir couru dans les escaliers.


- Me revoilà, Yonah. Mais je croyais t'avoir dit de ne jamais courir...

- Ah.

Yonah avait la santé particulièrement fragile. Elle avait tendance à attraper froid en toute saison et souffrait de fièvre à peine manquait-elle de sommeil. Si elle s'agitait, elle était prise de toux. Son estomac aussi était très fragile. Elle souffrait souvent de maux de ventre et il lui arrivait de vomir.


- Je suis désolée. Est-ce que je vais recommencer à tousser sans pouvoir m'arrêter?

- Tu n'auras rien à condition que tu prennes un bon petit déjeuné. Rentrons vite, il y a une brise fraiche aujourd'hui.

Il entra et ferma la porte derrière lui.


- Je t'ai ramené quelque chose.

- Qu'est-ce que c'est? demanda Yonah, en levant la tête.

Il approcha ses mains jointes près de l'oreille de Yonah. Des petits piaillements se firent entendre à travers les doigts de Nier.


- Un poussin!

- Gagné. Approche, donne-moi tes mains.

Il posa le poussin délicatement entre les mains de Yonah. Le petit volatile sembla étourdi par la lumière soudaine, et il secoua la tête en gonflant son duvet.


- C'est tout doux et tout chaud!

- Comme ce n'est encore qu'un bébé, tu peux le garder dans la maison.

- Vraiment?

- Nous en avions à l'époque où maman était en vie.

À l'époque, c'était la tâche de Nier de s'occuper des poules qu'ils gardaient derrière chez eux. Leur mère était bien trop occupée à soutenir la famille seule pour avoir le temps de le faire elle-même. Leur père travaillait dans une ville lointaine et il était rarement à la maison. Il mourut 'dehors' peu après la naissance de Yonah. C'est pourquoi Nier n'a gardé que peu de souvenir de son père. Aussi bien de son vivant qu'après sa mort, le quotidien de la famille était resté pratiquement le même.


Sa mère travaillait en faisant pousser divers fruits et légumes dans leur petit jardin. Elle confectionnait également des vêtements à la demande des villageois. Aussi loin que Nier s'en souvenait, sa mère n'avait jamais cessé d'œuvrer de ses mains. Jusqu'au jour où elle mourut. C'était il y a cinq ans. Nier avait dix ans et Yonah n'avait alors qu'un an et demi. C'était arrivé sans crier gare.


Lors d'une soirée, alors qu'elle touillait le contenu de la marmite, elle se retourna et demanda à Nier de lui apporter les assiettes se trouvant sur l'étagère. Soudainement, elle bascula sur sol tout en gardant la même posture, comme pétrifiée. Pris de panique, Nier avait couru à la bibliothèque pour chercher de l'aide auprès de Popola. Avec toutes les connaissances qu'elle avait acquises dans les livres, Popola devait certainement savoir quoi faire. Tout le monde la considérait comme une personne particulièrement intelligente. En jetant un coup d'œil sur sa mère, Popola secoua tristement la tête. Une mort si foudroyante était inconcevable. Elle est morte subitement, tel un objet cassé.


Même après que Devola, la sœur jumelle de Popola, soit venue les aider à mettre le corps de sa mère dans un cercueil, même lors des préparations des villageois pour les funérailles, Nier ne parvenait pas comprendre la réalité de la situation. Il n'avait même versé aucune larme.


Néanmoins, pendant l'enterrement, les affres de la tristesse l'assaillirent. Il avait senti sa gorge se nouer et ses yeux s'embuer. Il s'efforça de retenir ses larmes car Yonah s'était mise à pleurer. Elle était encore trop jeune pour comprendre la mort de sa mère. Elle était sans doute mal à l'aise en voyant son frère au bord des larmes. Nier lui adressa un sourire. Alors qu'il lui essuyait ces petites larmes, Yonah souriait à nouveau. En voyant ce sourire, Nier comprenait. Maintenant que ses parents sont morts, il était le seul en mesure de protéger sa petite sœur.


-2-

Après un maigre petit déjeuné composé des restes de la veille, Nier se prépara à partir.


- Grand frère, est-ce que je peux venir avec toi?

Bien que quelques herbes puissent pousser dans l'enceinte du village, la plupart se trouve sur les plaines de l'est à cette saison. Nier l'y avait déjà emmenée une fois.


- Je veux aider.

Elle ne put terminer sa phrase, prise par une quinte de toux. Ça n'était pas une toux bien grave. En touchant son front, Nier ne sentit aucune fièvre. Toutefois...


- Pas aujourd'hui, Yonah. Tu risquerais de tomber malade.

- Oh.

Une semaine plus tôt, elle souffrait d'une forte fièvre. La fièvre était tombée depuis, elle regagnait doucement en appétit mais sa toux persistait.


- En échange, tu pourras prendre un peu l'air.

Désemparé par la mine attristée de sa sœur, Nier n'avait pas pu s'empêcher de lui accorder cette faveur, bien que par mesure de sécurité, il aurait préféré qu'elle reste au lit. De nouveau de bonne humeur, Yonah annonça qu'elle désirait faire les courses.


- D'accord. Ramène-nous un oignon et une racine de ginseng.

- Pour le ginseng... je peux en prendre un tout petit?

- Nan. Rappelle-toi de ce que Popola t'a dit, le ginseng est bon pour ta santé.

- D'accord, je mangerais le ginseng. Comme ça, je n'aurais plus de fièvre et de toux, pas vrai?

En guise de réponse, Nier lui caressa les cheveux et lui donna une pièce de bronze. Vu qu'il aurait son prochain paiement pour la collecte d'herbe, il pouvait se permettre de dépenser cette pièce. Il faisait beau dehors. Heureuse de sortir après être restée si longtemps à la maison, Yonah se mit à trottiner son panier à la main. Nier craignait que sa toux n'empire si elle courrait. Aussi, il l'attrapa par la main et la fit marcher à ses côtés.


- Grand frère, la sortie Est du village n'est pas par là.

- Je t'accompagne jusqu'à la fontaine.

Un petit sentier menait de leur maison jusqu'à la fontaine. Comme c'était en pente descendante, il pouvait être tentant de courir. Plus bas sur ce sentier, il y avait beaucoup de passage, toutefois Yonah n'était pas inconsciente au point de courir là-bas. Nier pensait être bien trop protecteur envers elle mais il n'aurait pas supporté qu'elle ait une nouvelle fièvre.


- Grand frère! J'ai entendu un ''plouf'' dans le canal! C'était un poisson?

- Les poissons du canal ne sautent jamais hors de l'eau.

Il avait entendu dire un jour qu'il existait des poissons dans la mer qui volaient à sa surface, mais ici, ils restaient toujours sous l'eau.


- J'aimerais aussi rapporter de l'eau à la maison.

- Pas encore. Tu es encore trop petite pour porter un sceau plein d'eau et tu risquerais de tomber dans le canal.

Le cours d'eau qui traversait le village offrait une eau potable. Pour la préserver de tout risque de pollution, des lieux de pêche spécifiques étaient définis, il était interdit aux enfants de jouer dans l'eau. Voilà pourquoi personne au village ne savait nager. S'il arrivait à quelqu'un de tomber dans l'eau, il ne pourrait être sauvé.


- Si seulement je pouvais davantage t'aider...

- Mais c'est ce que tu es en train de faire, non? En allant aux courses.

Yonah opina d'un air réjoui. Une voix chantait en provenance de la fontaine, accompagnée par le son mélodieux d'un luth.


- C'est Devola!

Quand il faisait beau, Devola s'asseyait devant la fontaine et jouait de son instrument préféré en chantant. Pour Nier, imaginer le village sans la voix de Devola était aussi improbable que d'imaginer la bibliothèque sans Popola. La main de Yonah glissa de celle de son frère mais ce dernier n'essaya pas de la reprendre. Les jumelles Devola et Popola faisaient à la fois figure de grandes sœurs et de mères pour Yonah. Elle les admirait énormément.


- Bonjour, Yonah. Est-ce que ta fièvre est tombée?

Devola caressa délicatement la joue de Yonah après lui avoir ébouriffés les cheveux.


- Oui. En plus maintenant, je suis en train de.

Ses mots furent coupés par une nouvelle quinte de toux. Devola leva les yeux vers Nier qui venait de les rejoindre.


- Elle n'a plus de fièvre depuis trois jours, mais elle tousse encore.

- Je vois. Ça ne me semble pas être grave.

Ce n'était pas le genre de toux grasse accompagnée de glaires, pas plus qu'une toux sibilante. Il s'agissait plutôt d'une toux sèche, légère, mais persistante. Yonah n'en avait jamais eu de telle jusqu'à présent. Nier en était inquiet.


- Quand tu auras terminé de faire les courses, va voir Popola. La nuit dernière, elle avait concocté un remède contre la toux pour la vieille dame de la forge. Il doit lui en rester encore un peu.

Connaissant le goût amer des remèdes de Popola, Yonah grimaça. Devola ajouta:


- Si tu prends ce médicament comme une grande fille, je suis sûre que Popola te lira un livre en récompense.

- Vraiment? Elle me lira l'histoire avec le gros arbre?

- Oui.

- J'irais voir Popola, je boirais son médicament comme une grande et elle me lira cette histoire.

- N'oublie pas que tu dois d'abord terminer tes courses, hein?

- Ah, c'est vrai! J'y vais!

Elle tourna les talons et s'en alla. Souriant à Devola, Nier prit la route de la sortie est du village. Là-bas, un des gardes avait l'air un peu somnolent.


- Bonjour.

- Ah, salut. Fais attention si tu veux sortir. Des Ombres rodent non loin du village.

Les Ombres. Elles étaient ce qu'il y avait de plus dangereux à l'extérieur. Ces créatures noires attaquaient tout ce qui bougeait et c'était principalement à cause d'elles que personne n'osait quitter l'enceinte du village.


- Il fait beau aujourd'hui, ça serait plutôt à elles de faire attention.

Les Ombres sont sensibles aux rayons du soleil, c'est pourquoi elles ne se montrent que très rarement durant les jours ensoleillés et les mi-journées. Toutefois, lors des jours nuageux et début de soirée, l'obscurité ambiante des végétaux devenait dangereuse. Les rayons du soleil étaient la seule et unique chose capable d'affaiblir les Ombres. La lumière d'une torche ne pouvait être d'aucun secours. La raison en était inconnue. Trop de choses demeuraient mystérieuses dès qu'il s'agissait des Ombres. Etaient-elles des êtres vivants? Que mangeaient-elles? Comment se multipliaient-elles? Jusqu'à quel degré de conscience possédaient-elles?


Heureusement, on n'avait encore jamais vu d'Ombres rôder près du village vers l'est. On risquait davantage d'y croiser quelques chèvres sauvages. Comme les moutons sauvages des plaines du nord, elles étaient de nature méfiante et agressive. Les approcher de trop près revenait à prendre le risque de recevoir une ruade ou un coup de corne. Afin de ne pas provoquer les chèvres qui broutaient, Nier resta à bonne distance d'elles et commença à ramasser ses herbes. Selon des rumeurs, il y a très longtemps, ces bêtes sauvages avaient été domestiquées mais Nier doutait de la véracité de cela. Il est impossible de les dresser sans l'aide de pouvoirs magiques, du moins, c'était son avis.


D'ailleurs, Nier avait également entendu dire que par le passé, les nuits étaient plongées dans une totale obscurité. C'était difficile d'y croire mais cela s'avérait vrai, les Ombres ne devaient pas exister à l'époque. Si le soleil descendait sous l'horizon en laissant le monde dans une obscurité opaque, les Ombres auraient été capables d'agir à tout moment. Elles auraient décimé l'humanité en un clin d'œil. L'idée d'être plongé dans les ténèbres quelques heures par jour était effrayante, mais cela devait être plus simple de vivre dans un tel monde, un monde sans Ombres.


Nier mit un terme au cours de ses pensées. C'était inutile de réfléchir sur les conditions de vie des gens du passé. Ça ne permettrait pas de faciliter sa propre vie, ni de guérir Yonah. Après avoir collecté suffisamment d'herbes et rempli un panier de champignons, il regarda l'ombre de ses pieds. Il avait terminé plus tôt que prévu. Il lui restait encore du temps jusqu'au crépuscule. Un peu plus loin se trouvait un arbre, les branches chargées des fruits rouges favoris de Yonah. Il avait suffisamment de temps pour en cueillir quelques uns, mais il changea d'avis et retourna au village. Plus tôt il rentrerait, plus tôt il pourrait être avec Yonah.


-3-

- Tu es arrivé trop tard. Yonah est partie il y a un petit moment.

Popola sourit tout en prenant le sac d'herbes que lui tendit Nier.


- J'aurais aimé lui lire un autre livre mais une lettre est arrivée et...

- Ce n'est rien. Je suis désolé qu'on te retarde dans tes affaires.

Popola travaillait toujours sur de nombreuses choses. Sa principale fonction était d'être la conservatrice de la bibliothèque. Avec Devola, elle gérait également les questions de vie et de mort au sein du village. Elles contribuaient aux naissances dans plusieurs villages et elles enterraient les morts. Érudite, Popola était souvent sollicitée par les maires des villages alentours. Dès que des problèmes survenaient, on lui demandait conseil par courrier ou par l'intermédiaire d'un messager.


- La toux de Yonah est un peu différente que d'habitude.

Ainsi mes craintes sont justifiées... mais si Popola l'a remarquée, ça signifie que tout ira bien, pensa Nier sans parvenir à dissiper son inquiétude.


- C'est pourquoi j'ai préféré ne lui donner aucun médicament. Il est préférable d'attendre et de voir comment cela évolue.

- Je verrais au moment où j'irais la border.

Peut-être serait-ce mieux de dîner plus tôt aujourd'hui. La garder bien au chaud au lit jusqu'à demain... envisagea Nier dans ses pensées. Alors qu'en pleine réflexion, il organisait le reste de sa journée, Popola eut un léger sourire.


- Avec tout le mouron que tu te fais, c'est toi qui finiras par tomber malade.

- Mais...

- Ne t'en fais pas autant. Tu te débrouilles bien.

Ce commentaire le rassurait. Yonah et moi devons à ses deux sœurs bien davantage que n'importe qui d'autre au village, songea-t-il. Après avoir quitté la bibliothèque, Nier livra les champignons à l'épicière et prit le sentier pour rentrer chez lui, avec une belle citrouille. Il en fera une soupe pour le diner. Yonah sera surement contente. Avec cette idée en tête, Nier jeta un coup d'œil à la fenêtre de l'étage de sa maison. Il n'y vit pas Yonah. D'habitude lorsqu'il rentrait, il pouvait toujours la voir par cette fenêtre, à l'attendre. Il avait un mauvais pressentiment.


- Yonah!

D'un coup de pied, il ouvrit la porte et il se précipita à l'intérieur.


- Grand frère?

Tenant le poussin dans ses mains, Yonah regardait son frère, le visage livide. Soulagé, Nier s'était pratiquement assis à l'entrée. C'était parce qu'elle s'occupait du poussin qu'elle n'était pas dans sa chambre.


- Qu'est-ce qu'il y a?

- Rien.

Quelques instants plus tôt, des visions de Yonah souffrante, prise d'une toux douloureuse le tourmentaient. C'était tellement ridicule vu les circonstances qu'il en riait.


- Il a beaucoup mangé!

En caressant gentiment l'animal, elle le mit dans sa cage. Elle prenait de grandes précautions en le manipulant, comme s'il s'agissait d'un objet cassé.


- Popola a dit que je n'avais pas à boire le médicament pour la toux. À la place, je devrais me coucher dans mon lit plus tôt. Après ça, heu...

C'était sa routine. Lorsqu'il était rentré, Yonah suivait son frère partout à travers la maison en lui racontant les détails de sa journée, tentant de rattraper le temps qu'ils n'ont pas pu passer ensemble. L'esprit léger, Nier posa son sac. Tout en écoutant Yonah lui parler, il alluma un feu dans le fourneau. À un moment, elle s'arrêta pour toussoter. Puis, elle fut prise d'une quinte un peu plus forte.


- Tu parles trop, Yonah. Ne te force pas trop, attends un peu avant de reprendre.

Alors qu'il se retournait, il entendit un bruit inquiétant, comme si elle avait été sur le point de vomir, à force de tousser. Nier voulut se précipiter à ses côtés mais il se figea sur place. À sa bouche, les deux mains de Yonah étaient maculées de noir. Une odeur se fit sentir, différente de celle du vomi. Il réalisa avec horreur que c'était l'odeur de sang.


- Grand... frère... J'ai... mal...

Yonah semblait être sur le point de fondre en larmes. Elle tenta de se relever, mais elle fut prise d'une nouvelle crise de toux. Des filets de sang noirâtre coulaient au travers de ses doigts et gouttaient sur le sol. Ce sang semblait se mouvoir tel un être vivant. Une terrible pensée vint à l'esprit de Nier. La Nécrose Runique...


-4-

- Ne t'inquiète pas, ça devrait aller pour le moment.

Popola scruta l'expression de Nier, son regard invitant sa sœur et elle à sortir de la chambre. Devola, qui était restée aux côtés de Yonah, hocha de la tête.


Il ne se souvenait plus trop de ce qui s'était passé. Il avait le souvenir de Yonah, se plaignant de son dos, de lui-même avec Yonah dans ses bras en train de chercher Devola, cette dernière lui répondant qu'ils devaient rentrer chez eux. Quand il était revenu à lui, Popola avait déjà donné un médicament à Yonah pendant que Devola s'occupait de retirer les draps cruentés du lit de Yonah. Nier n'avait vraiment rien fait. Les deux sœurs s'étaient occupées de tout.


Quand son père a péri, il lui restait sa mère. Quand ce fut le tour de sa mère, il avait Yonah. Si sa petite sœur mourrait également? Cette idée lui donnait la sensation d'être attirer dans un trou noir, il refusa d'y penser davantage. Pourquoi... Pourquoi Yonah?


Il descendit les escaliers et se retrouva seule face à Popola. Il ne put s'empêcher de demander:


- Elle est encore si jeune. Est-ce que c'est moi qui m'en occupe mal? Est-ce qu'elle est mal nourrie?

- Non. Cela n'a rien à voir avec toi ou la nourriture. La Nécrose Runique s'abat sur les gens ainsi, sans prévenir.

Même Popola ignorait ce qui causait la Nécrose Runique. Elle n'était pas transmise par les animaux, de même qu'elle n'était ni contagieuse, ni héréditaire. L'hygiène de vie n'avait pas d'incidence, une personne en bonne santé pouvait tomber malade.


- Apparemment, les premiers symptômes se manifestent sous forme de toux et de fièvre. C'est pourquoi on peut aussi facilement la confondre avec la grippe.

- Tu étais déjà au courant de ça?

Peut-être que Devola le savait aussi. Après tout, c'était elle qui avait suggéré à Yonah d'aller voir Popola. Cette dernière ne lui avait donné aucun médicament, préférant observer comment allaient évoluer les symptômes. Elles savaient qu'un traitement n'aurait aucun effet...


- J'espérais me tromper. Nous avons toutes deux déjà vu des malades atteints de la Nécrose Runique, donc...

La voix de Popola se changea en soupir, elle baissa les yeux.


- Que... que va devenir Yonah?

Il ne demanda pas combien de temps il restait à Yonah. Nier savait très bien que la Nécrose Runique était incurable et mortelle. Tout le monde était effrayé par cette maladie, c'était naturel que les gens partagent leurs connaissances à ce sujet.


- Ça dépend des personnes, mais la fièvre et la toux n'iront pas en s'améliorant. Yonah dit avoir mal au dos, mais la douleur vient en réalité des os. Certaines personnes souffrent des jambes, d'autres des bras... Plus la maladie va progresser, plus la douleur va se répandre dans son corps. Dans certains cas, les malades ne sont plus capables de se déplacer et ils restent alités en souffrant. De plus, cracher du sang affaiblit l'organisme de manière significative, détériorant probablement l'état de malade plus rapidement. Lorsque des lettres noires commencent à apparaître sur la peau, cela signifie que la fin est proche.

- Il n'y a vraiment rien que je puisse faire?

Il savait que c'était une question stupide. Il le savait mais il devait demander.


- Un traitement adapté pourrait réduire la douleur, mais il n'y a rien qui puisse combattre la maladie.

- Tu peux faire en sorte qu'elle n'ait plus mal, hein? Alors...

Il ne voulait surtout pas que Yonah souffre davantage. Il devait à tout prix faire en sorte qu'elle ne souffre pas. Toutefois, Popola secoua la tête:


- Les remèdes pour apaiser les maux de la Nécrose Runique ne se trouvent que dans des contrées lointaines. Ils n'ont rien à voir avec les breuvages classiques contre la fièvre et la toux, dont les ingrédients peuvent être collectés près du village.

En d'autres termes, c'étaient des remèdes couteux. Nier était toujours celui qui allait ramasser les herbes pour les remèdes. Dès qu'il en avait besoin, il suffisait de collecter ce qu'il fallait et les remettre à Popola qui s'occupait du reste. Toutefois, pour des remèdes de contrées éloignées, en faire de même était improbable.


- Peu importe. C'est pour Yonah.

Silencieuse, Popola le regarda tristement.


-5-

Il ferait tout pour Yonah. Son amour pour sa sœur était sincère, mais les choses ne sont jamais aussi simples. Pour autant, ce n'était pas comme s'il n'avait pas un peu d'argent de côté. À la mort de sa mère, Nier avait découvert des lettres de son père avec une certaine somme d'argent. Il avait préféré ne pas dépenser cet argent, qui serait salutaire en cas de coup dur. De son vivant, sa mère pensait probablement à la même chose. La somme n'était pas énorme, mais il était rassurant d'avoir quelques économies pour les urgences. Quand Nier avait eu vent du prix exorbitant du remède, il sut qu'il avait une solution.


Le remède semblait agir. Yonah toussait toujours et gardait une légère fièvre mais à l'origine, la toux causée par la nécrose runique n'avait jamais été dangereuse. C'était risible en comparaison à la toux que Yonah pouvait avoir lors du manque de sommeil pendant les changements de saison. Le fardeau de Yonah restait léger sur son corps tant que la douleur était réduite.


Mais voilà le problème: elle était obligée de prendre ce remède périodiquement. Si elle ne le faisait pas, la douleur revenait en force. Les économies de Nier s'amenuisèrent bien vite dans l'achat de ce médicament si coûteux.


- Grand frère... Tu t'en vas déjà?

Yonah se frottait les yeux. Nier avait essayé de se préparer sans faire de bruit, mais elle avait sans doute senti sa présence, la réveillant.


- Je vais ramasser des fougères aujourd'hui donc je dois partir plus tôt. Tu peux te rendormir, Yonah.

- Tu vas là où il y a ces effrayants moutons?

Le visage de Yonah s'assombrissait. Les fougères poussaient sur les plaines du nord. En plus des moutons sauvages, ces terres étaient habitées par des Ombres...


- Je suis désolée. C'est parce que je suis malade que tu dois...

- Ne t'inquiète pas, dit-il en la coupant.

Il ajouta en souriant:


- Ton frère ne perdra pas face à ces fichus moutons. J'avais rapporté de leur viande l'année dernière, tu te rappelles?

Il n'avait pas cherché à mentir pour rassurer sa sœur. Il était devenu plus fort et plus rapide que l'année précédente. Tant qu'il avait en main une bonne arme, il pourrait probablement chasser les moutons. Néanmoins, se procurer une arme pourrait s'avérer difficile.


- Bon, j'y vais.

- Sois prudent, répondit Yonah.

Elle tenta de lui faire signe pendant que Nier sortait mais elle fut à nouveau prise d'une quinte de toux. Avant de se rendre aux plaines, Nier se rendit jusqu'à la porte Sud du village. Il était encore très tôt et la plupart des villageois était endormi à cette heure. Les rues étaient désertes, tout était silencieux. Seul le bruit de ses pas résonnait sur les pavés. Il pouvait entendre l'écoulement de l'eau dans la roue à aubes ainsi que le piaillement des poules. Il avait raison en pensant que la femme de l'éleveur des poules était en train de ramasser les œufs du jour.


- Bonjour.

Nier se contenta de l'interpeller, par crainte d'écraser les œufs par accident s'il tentait de la rejoindre.


- Bonjour, Nier. Tu t'es levé bien tôt aujourd'hui, hein?

- Hum... Si je peux vous être utile pour quoi que ce soit...

Tous les travaux étaient bons pour gagner l'argent nécessaire du remède pour Yonah. Il avait pris l'habitude de proposer ses services auprès des villageois.


- Je suis désolée, je n'ai rien à te proposer pour l'instant, dit-elle d'un air navré.

Pour des raisons d'argent, son mari et elle n'élevaient qu'un certain nombre de poules. Il n'y avait pas assez d'herbe et d'insecte pour nourrir une grande quantité de volailles, en conséquence de quoi ils seraient contraints de leur acheter de la nourriture. Ils ne pouvaient pas se le permettre.


- Oh, ramasse-moi quelques coquillages sur la plage si tu vas à Littoral.

- Des coquillages?

- Il parait que les poules feraient de meilleurs œufs si on leur donnait des coquillages concassés.

- Je penserai à en chercher lorsque j'y serai, mais ce n'est pas dans l'immédiat.

- Bien entendu. Ce n'est pas urgent, fais-le dès que tu le peux.

Littoral était trop éloigné pour s'y rendre juste pour ça et Nier n'aimait pas cet endroit. Il y était allé une seule fois mais pour lui, cet endroit lui rappelait de mauvais souvenirs... Accélérant le pas, Nier retraversa le bourg aux rues désertes et arriva jusqu'à la porte Nord. En général, deux gardes assuraient la surveillance, pour autant, il n'y avait qu'un seul cette fois-ci. Comme d'habitude, Nier demanda si le garde n'avait un travail à lui proposer, mais ce dernier secoua la tête.


- Je demanderais aux passants s'ils n'ont pas quelque chose pour toi, reviens plus tard dans la journée.

- Merci.

- N'espère pas grand-chose...

Son honnêteté était parfaitement compréhensible. Tout le monde au village était généreux et pourtant la pauvreté régnait. Dans une autre ville, la nourriture d'ici serait probablement considérée comme adéquate pour nourrir les bêtes. Mais pour les habitants d'ici, le blé et le poisson étaient des précieuses denrées. Le manque de nourriture n'était pas le seul problème, la main d'œuvre est également rare. Par manque d'argent, personne ne pouvait embaucher un employé. Même les plus aisés devaient se serrer la ceinture. À l'exception des gardes et des commerçants, tous les hommes, adultes, devaient travailler à l'extérieur du village. Le père de Nier était l'un d'entre eux.


Le labeur confié à Nier par les villageois était davantage proche de la charité. Ils cherchaient des tâches que Nier pourraient accomplir en échange de vivres et d'un peu d'argent. Nier savait qu'il lui serait difficile d'obtenir plus d'argent au village. Néanmoins, Nier n'avait que 15 ans, ce n'était pas assez âgé pour être engagé dans d'autres villes. Il voulait vraiment murir plus vite afin de gagner suffisamment d'argent. Si ça continuait ainsi, il n'aurait peut-être pas assez de nourriture pour le lendemain... encore moins le médicament pour Yonah. Après avoir collecté des fougères toute la matinée, il retourna au village. Il interrogea le garde, mais personne n'avait de travail pour lui aujourd'hui.


Il alla voir Devola. Comme qu'elle chantait à la taverne, elle connaissait tous les potins. De la même manière que les gens se tournaient vers Popola pour solliciter son savoir, les gens allaient voir Devola pour trouver du réconfort à leurs problèmes. Elle devait certainement savoir si quelqu'un avait besoin d'aide. Toutefois, elle hocha négativement de la tête.


- Hé, Nier. Il y a cette vieille femme qui est à la recherche d'une maison. Son fils revient de voyage accompagné de sa femme, quelque chose dans ce genre...

- Devola, tu veux dire que...

- Si tu vends ta maison, tu pourrais recevoir assez d'argent pour un moment. Il y a quelques salles de libre à la bibliothèque, nous pourrions vous héberger, Yonah et toi.

Il n'avait jamais pensé vendre sa maison un jour. C'était une vieille maison et très petite qui plus est. Il ignorait totalement à quel prix il convenait de la vendre. Certainement assez cher pour couvrir les frais des médicaments de Yonah... Au moins, il n'aurait plus à s'inquiéter à ce propos.


- Qu'est-ce que tu en penses?

Il n'en avait pas vraiment envie mais il ne lui restait que de maigres économies. Vendre sa maison et accepter de vivre à la bibliothèque étaient la meilleure alternative. Il saisissait la logique mais il ne pouvait s'y résoudre. Cette maison était certainement spéciale pour Yonah, elle avait dû y passer la plupart de son temps vu son corps fragile. C'était également le dernier lien avec leur défunte mère. Nier avait dû vendre tous les vêtements et autres objets lui appartenant pour payer le remède. Il n'y a plus rien, hormis la maison, pour se souvenir d'elle. Il ne pouvait pas envisager de s'en séparer.


- En fait, je...

Nier ne pouvait terminer sa phrase, le regard fuyant. Devola comprit.


- Je vois.

- Je suis désolé. Je sais que tu veux m'aider...

- Ne t'inquiète pas. Je ne m'attendais pas à ce que tu acceptes. Ça devrait être plutôt à moi de m'excuser.

Poussant la lourde porte, Nier quitta la taverne. Pas de travail pour aujourd'hui et il ignorait s'il en aurait le lendemain. Cette perspective le désespéra. Son humeur s'assombrit davantage lorsqu'il croisa sur le chemin une mère tirant son enfant par la main en lui disant de ne pas aller "là-bas". Il savait que les mères du village interdisaient leurs enfants d'aller jouer près de sa maison. Ils craignaient que leurs enfants ne soient infectés par la Nécrose Runique de Yonah. Évidemment, tout le monde au village savait que la Nécrose Runique n'était pas contagieuse. C'est pourquoi ils se comportaient normalement avec Nier.


Malgré ça, les villageois restaient anxieux. Si la Nécrose Runique pouvait se transmettre dans certains cas? Même si la majorité des gens n'était pas infectée, peut-être que certaines personnes le pouvaient. Aussi longtemps que les causes de cette maladie resteraient inconnues, il valait mieux ne pas prendre de risques.


Trainant des pieds, Nier réalisa qu'il avait oublié d'arroser le champ avant de partir ce matin. La moindre petite pièce qu'il pouvait obtenir était réservée au traitement de Yonah. Il voulait s'arranger pour ne pas avoir à acheter la nourriture, ce qui devrait être possible avec le champ, comme au temps de sa mère. Arracher les mauvaises herbes, creuser et planter des graines, Nier avait tenté cette expérience il y a quelques temps. Pourvu que je réussisse, pria Nier alors qu'il rentrait en courant.


Sautant par-dessus le muret de toutes ses forces, il tomba lourdement à genoux en observant le champ. Les pousses qui commençaient à donner des feuilles avaient flétries. On l'avait prévenu qu'il n'était pas facile de faire pousser des choses sur ce petit lopin. Il n'imaginait pas néanmoins que tout serait fané juste en oubliant de les arroser une seule fois. Une telle chose lui rappelait sa mère et à quel point la gestion de l'eau la rendait anxieuse. Bien qu'elle laissait Nier s'occupait des poules, elle lui avait interdit de s'approcher du champ. Elle-même avait pas mal de plants fanés avant la récolte.


Finalement, il était impossible pour deux orphelins de vivre seuls dans ce village. Nier songea à nouveau à l'idée de vendre sa maison. Il n'avait rien d'autre qu'il pouvait échanger contre de l'argent... Alors qu'il se sentait aux bords du désespoir, une idée lui vint alors. Il avait encore une chose qu'il pouvait vendre. Oui, une dernière chose.


Toujours à genoux, il tenta de se relever vainement, sentant peser sur lui un énorme poids. Il doit rapidement rentrer chez lui, préparer à manger pour Yonah et se préparer pour le lendemain. Il avait en pensée toutes les choses qu'il devait accomplir mais pour autant, Nier ne parvenait pas à bouger.


-6-

- Grand frère, où est-ce que tu t'en vas aujourd'hui?

Yonah le regardait, inquiète. Elle avait probablement senti qu'il partirait pour un petit bout de temps.


- Je vais à Littoral pour y faire quelques affaires.

Yonah agrippa sa manche, comme si elle pressentait quelque chose.


- On m'a demandé de ramener des coquillages. Apparemment, si on en donne aux poules, elles donnent de meilleurs œufs. Pour cela, il faut les broyer et leur donner, mais je me demande si les poules en mangeraient vraiment.

Ce n'était pas un mensonge. Il s'estimait heureux d'avoir parlé à l'éleveuse de poules hier. C'était la vérité. Pourtant, Yonah ne lâchait pas sa manche.


- C'est tout?

- Non, bien sûr. J'ai d'autres choses à faire sur place. Ça ne serait pas rentable que j'y aille juste pour ramasser des coquillages.

Il venait de mentir à l'instant. Il n'avait malheureusement rien d'autre à faire à Littoral.


- La vieille fleuriste m'a demandé de lui rapporter quelques bulbes. Les bulbes de tulipe se trouvent uniquement à Littoral, vois-tu.

Peut-être en faisait-il un peu trop. Néanmoins, Nier ne pouvait s'arrêter de mentir, sans quoi il n'aurait pas été capable de cacher la vérité plus longtemps et Yonah se rendrait compte de quelque chose.


- Il y a aussi le quincaillier qui...

- Est-ce que je serais seule cette nuit?

Le soulagement l'envahit alors qu'il regardait sa sœur qui semblait triste. Yonah ne l'avait pas percé à jour, elle se sentait simplement seule. Sans doute se souvenait-elle de l'absence de son frère six mois auparavant, ce qui la rendait anxieuse. Littoral était très loin. Pour y arriver, Nier devait traverser les plaines du sud qui étaient infestées d'Ombres. Il devait prendre la route pendant que le soleil était au beau fixe. Même en se dépêchant, il ne pouvait faire d'aller-retour dans la même journée.


- J'ai beaucoup de choses à faire alors je ne pense pas revenir dans l'immédiat. Tu es une grande fille, tu sauras te débrouiller, tu l'as déjà fait auparavant.

Il parvint à la convaincre que rester à la maison lui était d'un grand secours et elle finit par lâcher sa manche. Se détournant de l'inquiétude de la sœur, Nier referma la porte derrière lui et courut sans se retourner. Il craignait de ne pas être capable de continuer s'il s'arrêtait là. Après avoir couru jusqu'à être à bout de souffle, le village était loin derrière lui. Il continua sa route en marchant tout en étant en alerte. Il devait garder son endurance au cas où il croiserait des Ombres, car elles étaient rapides. S'il ne parvenait pas à les repérer à distance afin de fuir à toute vitesse, il ne pourrait pas s'en sortir. D'immenses Ombres erraient dans les plaines du sud. Nier savait quel sentier prendre et où il était possible de se reposer. Il le savait désormais mais ses jambes étaient bien lourdes malgré tout.


La première fois qu'il s'était rendu à Littoral, c'était il y a environ six mois. Il était chargé d'apporter une lettre importante ainsi que d'acheter des bulbes de tulipe et du caoutchouc. Nier était préoccupé à l'idée d'avoir laissé Yonah seule à la maison. La distance entre le village et lui ne faisait que croître à chaque pas. Il remarqua la silhouette d'une Ombre géante au loin et se mit à courir à travers la plaine. Quand il posa son regard sur l'océan pour la première fois, Nier l'avait trouvée magnifique. Néanmoins, il ferma immédiatement sa bouche devant l'odeur étouffante de poisson dans toute la ville. Pendant qu'il arpentait les rues, ses cheveux et sa peau devenaient poisseux. La fleuriste lui avait expliqué que cela était dû aux embruns marins. Les courses faites, il s'était rendu dans un quartier aux grandes maisons. Les rues étaient sinueuses et se repérer n'était pas évident avec de telles bâtisses. Il était malgré cela parvenu à donner la lettre à son destinataire, mais en rebroussant chemin, il s'était perdu.


Était-ce un mauvais moment? Ou les habitants sortaient rarement de chez eux? Nier n'avait trouvé personne pour lui indiquer son chemin. Il n'avait aucune idée de l'endroit où il se trouvait ni comment il avait pu atterrir là et il était à court d'idée. Las de sa marche dans tout le quartier, il avait décidé de prendre une pause en s'asseyant sur le pallier d'une maison.


- Qu'est-ce que tu fais ici?

On l'avait interpellé, c'était un homme. Nier se releva en sursaut et s'éloigna de la porte se trouvant derrière lui.


- Tu n'es pas d'ici, je ne t'ai jamais vu. Tu t'es perdu?

Soulagé, Nier pensait avoir enfin trouvé une personne pouvant lui indiquer le chemin. Ainsi, il n'était pas spécialement sur ses gardes quand l'homme ouvrit la porte et sortit. Quand ce même homme demanda à Nier s'il était accompagné ou non, ce dernier répondit avec honnêteté. L'homme souriait. Il attrapa vivement Nier par le bras et lui couvrit la bouche tout en essayant de le faire entrer chez lui. Nier tenta vainement de s'échapper, l'homme était fort.


- Veux-tu de l'argent?

Cette question murmurée à son oreille donna des frissons à Nier. Usant de toutes ses forces, il parvint à se démettre de l'emprise de cet homme. Il s'enfuit à toute vitesse. L'homme riait derrière lui.


- Si jamais tu veux de l'argent, reviens me voir.

Nier courait aussi vite que possible, espérant échapper à la voix de l'homme. Il avait fui si bien qu'il était hors de Littoral avant de s'en rendre compte. Toutefois, cette voix semblait le poursuivre c'est pourquoi il continua de courir.


Heureusement, peu nombreux étaient les villageois qui avaient affaire à Littoral. Même quand c'était le cas, ils laissaient à Nier l'opportunité de faire selon sa convenance. Grâce à cela, six mois étaient passés, il avait pu oublier cette rencontre fortuite et le rire de cet homme.


Néanmoins, le voici de nouveau sur cette route. Ses jambes s'étaient grandement alourdies depuis qu'il apercevait Littoral au loin. Il aurait aimé se perdre une nouvelle fois, sans parvenir à atteindre sa destination. La maison était proche de l'entrée de la ville et ironiquement, il ne se perdit pas cette fois.


En y regardant de plus près, c'était une grande maison. Cet homme devait être fortuné. En entendant à nouveau ce rire, Nier tremblait. S'il entrait, il ne pourrait plus faire marche arrière. Il réalisa qu'il cherchait une bonne excuse pour faire marche arrière. Oublie ça, tu ne peux pas faire une chose pareille, se disait-il à lui-même. Non. Il ne pouvait pas abandonner maintenant. Qu'adviendrait-il de Yonah?


Yonah était son soutien depuis ces cinq dernières années. Quand il réfléchissait à ce qu'il pouvait lui faire à manger pour le lendemain, il pouvait détourner son regard de l'avenir souvent angoissant. Quand il était occupé à veiller sur elle, il pouvait oublier l'absence de sa mère. Le fait que lui, enfant, il a pu tenir si longtemps est la preuve de l'importance de Yonah.


- C'est pour Yonah.

À l'instant où il avait prononcé ces mots à voix haute, il était résolu. Nier poussa la porte silencieusement.


-7-

La santé de Yonah s'était relativement stabilisée. Bien moins souffrante, elle avait recouvré un peu d'appétit, elle pouvait nourrir les poules et aller jusqu'à la bibliothèque. Sa toux était toujours là, mais au moins, elle ne crachait plus de sang. Yonah était inquiète de voir son grand frère se rendre régulièrement à Littoral, mais à part cela, elle se portait bien. C'est pourquoi Nier pensait agir comme il fallait, même s'il sentait quelque chose en lui se briser, tout cela afin de payer le traitement de sa sœur. Il était parvenu à faire retrouver le sourire à Yonah. Même maintenant, il la protégeait. Tant qu'il pouvait garder la vérité cachée, il pouvait encore se pardonner lui-même.


Nier marchait, l'esprit occupé par ses pensées. Il était éreinté. Il n'avait qu'une envie, dormir sans penser à quoique ce soit. C'était ainsi à chaque fois qu'il rentrait de Littoral. À partir de quel moment le voyage de retour était devenu plus difficile à supporter que le voyage d'aller? Il s'arrêta, réalisant qu'on l'interpelait. C'était Devola. Il était arrivé à la fontaine sans s'en rendre compte.


- Qu'est-ce qui t'arrive? Tu te sens mal?

- J'étais juste pensif.

- Je comprends. Hum. Tu attaches tes cheveux maintenant.

- Ils me gênaient.

Il avait pris l'habitude d'attacher ses cheveux au lieu de les laisser libre comme avant. Depuis ce moment-là...


- Je vois. Tu es plutôt doué.

Impressionné, Devola touchait les cheveux de Nier. C'était un geste innocent, il le savait, il en était conscient.


- Nier?

Il repoussa la main de Devola bien avant de réaliser son geste. À l'instant même où sa main se glissa dans ses cheveux, les souvenirs de la nuit dernière avaient resurgi. Devola pourait le réprimander pour son mutisme mais il n'arrivait pas encore à parler. Depuis qu'il se rendait à Littoral, il détestait qu'on lui touche les cheveux. De plus, il ne supportait plus de les sentir retomber sur ses épaules. Cela lui rappelait de bien mauvais souvenirs. La manière que cet homme avait d'attraper ses cheveux et ce qu'il était contraint de faire par la suite. Il essayait d'oublier mais ces évènements semblaient avoir été gravés profondément en lui, revenant le hanter aux moments les plus inopportuns.


Il avait envisagé de se faire couper les cheveux, mais on lui demanderait probablement pourquoi. Il ne pensait pas être capable d'y répondre sereinement sans compter qu'à chaque fois qu'on lui poserait cette question, les souvenirs le tourmenteraient. Ainsi, il avait préféré s'attacher les cheveux tout simplement, afin de ne plus les sentir au cou et aux épaules.


- Pardon. Personne n'aime qu'on défasse leur œuvre.

- Je suis désolé, répondit Nier, parvenant à dire ces mots qui lui semblèrent étrangers.

- Oh! C'est vrai.

Devola pinça les cordes de son luth puis se rappela de quelque chose.


- Popola voulait te voir. Passe à la bibliothèque avant de rentrer. Et...

- Et?

- Arrête de te surmener.

Il se força à sourire. Devola ne savait rien. Elle devait s'inquiéter de le voir aussi fatigué. Si elle savait, elle ne s'inquièterait pas autant pour lui. Elle le regarderait sans doute avec mépris, le considérant comme souillé. Nier s'attendait à la même inquiétude de la part de Popola, mais il avait tord.


- J'ai un travail pour toi.

Nier trouva du réconfort dans cette phrase. Il préférait la franchise de ses interlocuteurs à l'inquiétude ou la pitié.


- Mais c'est un travail dangereux. Dois-je vraiment te le proposer?

- Ça consiste en quoi?

- Tuer des Ombres.

Il repensa aux Ombres géantes qu'il avait croisées sur les plaines du sud. Il ne pouvait stopper leurs mouvements et encore moins les vaincre, pourtant, il n'envisageait pas de décliner l'offre.


- Évidemment, tu ne seras pas seul pour le faire. Il y a trois personnes qui devraient venir de villes différentes.

Quatre personnes en incluant Nier. Avec ce petit groupe, ils devraient tout juste parvenir à anéantir l'antre des Ombres. Il y a de grandes chances que les Ombres issues des plaines du nord viennent de cet endroit. Selon Popola, elles sont par chance petites, une personne normale pourrait certainement les tuer.


- Tu seras avec des adultes et les Ombres ne sont pas très fortes, mais...

Popola semblait moins déterminée que Nier ne l'était. Dès que des Ombres étaient concernées, sa sécurité ne pouvait être assurée. Il devait prendre le risque d'être blessé, et si par malheur la chance venait à manquer, il pourrait être tué.


- Je ne peux laisser les choses ainsi, n'est-ce pas?

Si les Ombres des plaines du nord augmentaient, le village pourrait être en danger.


- J'accepte ce travail. Je dois acheter les médicaments de Yonah de toute façon.

Il se moquait du danger, tant que ce travail ne le menait pas à Littoral.


- Très bien dans ce cas. C'est un travail dangereux mais qui paie bien.

Lorsqu'il entendit le montant, Nier n'en crut pas ses oreilles. Combien de fois aurait-il dû se rendre chez cet homme pour avoir une telle somme? Combien de temps aurait-il dû endurer cette humiliation? Il était choqué d'apprendre la différence de valeur entre la chasse d'Ombre et son propre corps.


- Je le ferais. Je me fiche que ce soit dangereux.

- Prends bien garde à toi.

Dans les yeux de Popola ne se trouvaient ni tristesse, ni douleur, ni pitié, ni compassion. Ils étaient remplis d'une noirceur étrange. Nier le réalisait en la regardant. Popola et peut-être même Devola, savaient. Le moyen qu'il utilisait afin de gagner suffisamment d'argent pour payer les médicaments, ainsi que le prix qu'il avait personnellement à payer. Elles savaient et c'est sûrement pour ça que ce travail lui avait été proposé en dépit du danger.


Nier comprit alors que son secret avait été découvert. Son visage brûla de honte. Néanmoins, il éprouva de la gratitude envers Devola et Popola, car elles le traitaient de la même manière malgré tout. Comment avait-il pu penser qu'elles le mépriseraient en apprenant la vérité? C'était une idée stupide.


- Merci, Popola.

Les yeux de Popola restaient remplis de noirceur.


-8-

Le rendez-vous était à la porte nord. Les villageois n'avaient pas pour habitude de lambiner, c'est pourquoi les deux hommes qui attendaient, étaient là pour la même raison que Nier. Ces hommes n'avaient pas envisagé la présence d'un jeune garçon pour cette mission. En le voyant, ils grimacèrent et lui dirent de faire demi-tour.


- Les gosses comme toi n'ont rien à voir avec ça. Ce n'est pas un jeu, tu sais!

- Je sais. Mais...

- Dégage. Je ne dormirais pas en paix en ayant la mort d'un gamin sur la conscience.

Comment les convaincre de le laisser les accompagner? Il ne pouvait pas passer à côté de ce travail. Alors qu'il s'apprêta à rétorquer, une voix se fit entendre.


- De quoi êtes-vous en train de débattre?

Nier reconnu cette voix, cette voix dont il ne voulait pas se souvenir. Il l'avait reconnu sans avoir besoin de se retourner pour être certain.


- Pourquoi es-tu ici? Oh, tu habites dans ce village.

L'homme de Littoral. La raison de sa venue était claire puisqu'il portait une épée. Plusieurs armes étaient exposées dans sa maison, il les collectionnait. Elles avaient soi-disant servi à des meurtres. Les gens aux déviances sexuelles ne pouvaient qu'avoir des hobbies étranges. Les deux hommes semblaient le connaitre. Nier le comprenait à la façon dont ils discutaient, ils se voyaient à l'occasion de telles missions. L'homme de Littoral s'engageait dans les missions de destruction d'Ombres afin d'utiliser les pièces de sa collection.


- Tu connais ce gosse?

- Je le connais même très bien. Il ne sera pas un fardeau. Il est plutôt rapide et suffisamment fort pour soulever un adulte, dit-il en souriant à Nier.

L'homme commenta sa première rencontre avec Nier qui se détourna. L'homme continuait à le regarder par curiosité.


- Ne vous fiez pas à son visage efféminé, il est du genre tenace... et endurant.

Les mains et les jambes de Nier se figèrent, il ne pouvait repousser la main posée sur son épaule.


- Il pourrait s'avérer utile. J'aimerais bien le voir chialer de peur face aux Ombres.

- Si tu le dis... J'imagine qu'on peut l'emmener avec nous.

Il n'y avait pas de mot pour décrire la haine de Nier envers cet homme. Cependant, il devait reconnaitre qu'il lui avait rendu service. Quelle humiliation... C'est pour le bien de Yonah. Tout ce qu'il faut pour la protéger... Il serra les poings et se répéta cette phrase pour se donner du courage. Il sentit une pression à l'arrière de sa tête.


- C'est quoi ce regard?

Non, ça n'était pas appuyé pour être considéré comme une pression, mais Nier ne pouvait pas bouger.


- Ne tente rien de louche. Je t'ai déjà appris ça, hein?

L'homme murmura ses mots afin que les deux autres ne puissent l'entendre. Ses paroles se versèrent dans l'oreille de Nier tel un poison. Ses lèvres se tordirent de dégoût. Du bout des doigts, l'homme lui détacha ses cheveux, qui retombèrent sur ses épaules. Il se mit à rire tout en se mettant en marche. Nier voulut rattacher ses cheveux en vain. Quand il ramassa le nœud tombé sur le sol, il réalisa que ses mains tremblaient.


Le nid des Ombres était au bout d'un sentier escarpé, dans une grotte proche de la chaîne de montagne, un lieu idéal pour les Ombres. Lorsqu'ils étaient proches de l'entrée, les mains de Nier se crispèrent. Ça faisait un moment qu'il n'avait pas tenu une arme, depuis la chasse aux moutons avec les adultes du village. Il avait une épée émoussée pour assommer les animaux, rien à voir avec maintenant. Popola lui avait prêté une vieille épée qui se trouvait dans la bibliothèque. Nier ignorait à quoi pouvait ressembler une épée après avoir tranchée des hommes mais en voyant la lame sombre de son arme, il sut instinctivement qu'elle avait déjà versé du sang. Étrangement, il lui semblait naturel de tenir cette arme comme si elle était faite pour lui.


- Le fond d'air est étrangement humide.

L'homme en éclaireur tourna la tête. Maintenant qu'il le mentionnait, la fraîcheur et la lourdeur de l'air annonçaient une averse prochaine. Pourtant, le ciel bleu n'était obscurci par aucun nuage.


- Dépêchons-nous d'en finir et rentrons. S'il se pleut, ça sera plus compliqué.

La grotte était un peu plus loin. Ils accélèrent la cadence. Bien qu'il n'y eut aucun nuage, le temps pouvait varier brusquement. Toutefois, le problème n'était pas le temps mais leur vision.


- Du brouillard?!

Le vent humide était le prélude du brouillard. Avant même qu'ils ne le réalisèrent, le brouillard était si épais qu'ils ne pouvaient plus voir le ciel.


- Qu'est-ce qu'on fait? On rentre et on remet ça à plus tard?

- Ça ne sera pas un problème dans la grotte. Allons-y -Ah! Des Ombres!

Aussi bien devant que derrière eux, des Ombres sortirent du brouillard, ils étaient encerclés.


- Je comprends. Elles ne vivent pas uniquement dans la grotte! Toute la zone est leur domaine!

Le soleil caché, les ombres pouvaient aller n'importe où, elles ne se limitaient pas aux grottes. Avec un relief montagneux, le soleil disparaissait vite. Les chemins étroits et les brouillards fréquents étaient des conditions idéales pour les Ombres.


- Elles arrivent!

Les Ombres étaient devant lui alors Nier abattit sa lame qui était lourde et émoussée. Il ressentait la même impression lorsqu'il tuait un mouton. Au moment où il pensa à cela, un liquide pourpre jaillit sur lui. Du sang. Il avait la même odeur que le sang noirâtre que Yonah crachait en toussant. C'était la première fois que Nier voyait le sang des Ombres, il hésita.


Pour lui, elles semblaient être des créatures sans substance. Cependant, trancher les Ombres et les animaux était similaire. Elles saignent également. La différence c'est qu'il n'y a aucun cadavre quand elles périssent. Les Ombres, que Nier terrassa, s'évaporèrent en une brume noire. Seule une flaque de sang demeurait.


Que sont les Ombres? Cette question hanta son esprit mais ce n'était pas le moment d'y penser. Ce que les Ombres n'avaient pas en taille, elles le compensaient par leur nombre. Il ne pouvait pas s'égarer en réflexion. Nier agitait son arme comme s'il était en transe, de plus en plus recouvert par les éclaboussures de sang. Qu'importe combien il en tuait, elles sortaient toujours du brouillard. Leur silhouette ressemblait étrangement à une silhouette humaine. Elles avaient une tête, des membres, elles se tenaient debout sur leur deux jambes...


Au bout d'un moment, il ne pouvait plus savoir si ce qu'il tuait était humain ou pas. Peut-être ne tuait-il pas des Ombres mais des humains? Est-ce que ce liquide rouge était du sang humain? Il distingua des vêtements. L'homme de Littoral était devant lui. Trop occupé à essayer son épée favorite, il ne se souciait pas de Nier. Il le voyait sourire, aspergé du sang des Ombres qu'il tranchait. Il ressemblait davantage à un monstre qu'à un homme. Peut-être avait-il aussi la même expression sur son visage. Nier devait tuer les Ombres tout en arborant cette expression. Quelque part dans son cœur, il appréciait ce massacre. Trois, quatre... Il devait être fier de lui pour avoir tué autant d'Ombres. Mais qui étaient les véritables monstres? Les Ombres? Ou bien eux-mêmes? Le brouillard devenait opaque.


Nier n'avait pas la moindre idée du nombre d'Ombres il avait tuées. Son esprit était embrouillé et il ne pouvait réfléchir. Toutefois, il était persuadé de s'être occupé de la plupart des Ombres du coin. Respirant profondément, il prit la direction du village.


Il n'avait aucune blessure grave, à part quelques égratignures légères qui ne pouvaient être évitées. Il se sentait engourdi et la douleur envahissait tout son corps. Le sang des Ombres sur ses mains et ses jambes avait séché, laissant une étrange sensation quand il bougeait. Probable qu'il s'était habitué à l'odeur mais il devait sentir mauvais. Il devait se laver. N'ayant pas la force de courir, il marchait aussi vite que possible.


Nier parvint à quitter le brouillard et il retrouva les deux hommes, ceux qui avaient tenté de le chasser avant le départ. L'un d'eux boitait, l'autre avait son bras gauche plié étrangement. Nier pensa avoir été chanceux à la vue de ce qu'ils avaient subi. Quand les deux hommes le virent, ils écarquillèrent les yeux. Ils pensaient probablement que les Ombres l'avaient tué.


- Tu es en vie!

Nier opina en silence.


- Tel qu'il l'avait dit, hein. T'es loin d'être un boulet, tu t'en es mieux sorti que nous. Je suis impres..., commença-t-il, son expression changea alors qu'il se souvenait.

- Mais au fait, qu'est-ce qu'il lui est arrivé? Il n'était pas avec toi?

Nier secoua la tête.


- Je comprends. On n'aurait jamais envisagé qu'il y en aurait autant. C'est un miracle que nous ayons survécu. Nous n'aurions pas dû t'emmener. Ça a dû être difficile pour un enfant, dit l'homme tout en s'excusant à Nier.

- Non...

Avec ça, il pourrait acheter les médicaments. Yonah sera épargnée de la douleur.


- C'est pour ma sœur.

Oui, il ferait tout pour Yonah. Tout. Qu'importe le danger ou la nature de l'acte.


- Je vois. J'suis content que t'es rien. Allons-y, dit l'homme qui avait le bras gauche cassé tout en donnant une tape réconfortante dans le dos à Nier avec son bras droit.

Aidant celui qui avait la jambe blessée à marcher, Nier restait silencieux pendant un moment. Restant en alerte, ils traversèrent les plaines du nord. Ils ne pouvaient pas relâcher leur garde. Par chance, le ciel était dégagé, aucune Ombre n'était visible. Nier repensa à l'Ombre géante qu'il avait vue dans les plaines du sud. Elle avait également des membres et elle se tenait sur deux jambes.


- Je n'aurais jamais pensé que les humains et les Ombres puissent se ressembler autant.

Tout jeune, il les appelait les monstres noirs. Quand il en avait vu pour la première fois, il pensait qu'elles étaient comme de simples ombres. Mais jamais il n'avait soupçonné qu'elles puissent ressembler aux humains d'une certaine façon.


- Vraiment? Tu vois une ressemblance?

Les deux hommes penchaient leur tête.


- On a la sensation de trancher un corps et elles saignent.

- C'est la même chose pour les moutons et les chèvres. Ils saignent et on sent la résistance de leur corps quand on les tranche, comme les Ombres.

- T'es un gosse bizarre, dit l'un des deux hommes.

Les deux hommes riaient. Apparemment, ils n'avaient jamais réfléchi aux différences entre Ombres et humains.


- Si tu tues un homme, la sensation sera certainement différente que lorsque tu tues une Ombre ou un mouton. Juste que tu ne peux pas te permettre d'essayer.

- Essayer...

Nier regarda ses mains maculées de sang. D'un rouge profond. Une couleur bien équivoque sur sa source, le sang humain ou le sang d'Ombre. L'homme de Littoral était mort. Il n'aurait plus à retourner chez lui désormais.


- Quelque chose ne va pas, gamin? T'es blessé quelque part?

Nier sortit de sa torpeur en entendant l'inquiétude dans la voix de l'homme. Il se détourna de la contemplation de ses mains et secoua la tête.


- Je pensais que je ferais mieux de rentrer très vite.

Yonah, l'attendant à la fenêtre de sa chambre, hantait son esprit. Elle l'accueillera avec un sourire aujourd'hui, comme toujours. Il n'avait plus à penser à ça désormais. La seule chose à considérer était de protéger Yonah. Nier sentit son esprit plus léger et leva les yeux vers le ciel. Dans la vaste étendue du ciel bleu, un unique nuage dérivait, porté par le vent.



- NOTE -

Le Rouge et le Noir
Référence à l'œuvre de Stendhal.
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